Le regard que nous portons sur les oeuvres du passé est par définition anachronique. Leur présence manifeste la persistance d’époques révolues au sein de notre monde. Elles appartiennent à un autre temps que le nôtre. Il n’est pas toujours aisé de les aborder. De même que l’oeil doit relâcher et contracter des muscles pour passer d’une vision proche à une vision lointaine, un effort d’accommodation est requis pour surmonter cette distance temporelle.
D’un simple point de vue matériel, nous ne voyons plus ces oeuvres telles qu’elles ont été produites. Leurs conditions d’exposition ou de reproduction les placent dans une autre lumière, leur donnent d’autres couleurs. Elles ont le plus souvent été sorties de leur agencement originel. Comme le souligne Daniel Arasse, cette situation procure toutefois certains bénéfices ; elle autorise notamment une vision rapprochée qui nous permet d’entrer dans l’intimité du travail de l’artiste.
Mais un autre type d’écart est plus radical encore. Ces images ou ces objets témoignent d’univers culturels dont nous n’avons pas la compréhension spontanée. Spectateurs contemporains, nous sommes coupés du sens que produisait leur spectacle dans leur situation d’origine. La visibilité n’est pas une simple propriété naturelle. L’oeil ne voit que ce qu’il a appris à voir. De même que nos représentations emploient de multiples codes et postulats, les productions du Moyen Age ou de la Renaissance obéissaient à des conventions liées aux habitudes visuelles, aux façons de percevoir l’espace et de penser les rapports du visible et de l’invisible.
L’une des principales fonctions de l’histoire de l’art est d’apprendre à franchir cet écart, à traverser le temps pour nous aider à capter ce que ces images voulaient et veulent encore nous dire. Les dessins d’Opicino de Canistris sont propices à des anachronismes violents. Ces dernières décennies, ses oeuvres sont facilement sollicitées par des expositions d’art contemporain. Elles sont en revanche moins commodes à situer au sein de l’art médiéval.
Qui pourrait dire, au premier regard, qu’elles ont été produites dans la même décennie que les fresques du bon et du mauvais gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti ? A la différence des artistes de son temps, Opicino ne s’inscrit pas dans le projet d’une imitation de la nature, qui sera la ligne dominante de l’art occidental au cours des cinq siècles suivants. Pourtant, ses dessins mettent en jeu deux des innovations visuelles majeures du XIVe siècle que sont la cartographie du pourtour des terres et le portrait individuel – deux conventions qui sont demeurées jusqu’à nos jours des codes auxquels nous faisons appel quotidiennement.
Cependant, l’usage qu’il en fait est très déconcertant. Au lieu d’être traitées séparément, les deux conventions sont intégrées au point de ne produire qu’une unique représentation. Les corps et les visages se coulent dans les contours des continents, tandis que d’autres formes émergent des étendues marines. Il existe une longue tradition de cartes anthropomorphes dans l’histoire occidentale, à partir du xvie siècle, qui sont le plus souvent tournées vers la caricature politique.
Rien ne se compare à la puissance et la beauté de ces réalisations. On peut encore mentionner un autre trait qui éloigne Opicino des canons de l’esthétique médiévale et nous le rend proche. Il s’agit du dessin de la nudité et de l’évocation crue de la sexualité. Ce n’est pas un hasard si la principale image mise en avant de nos jours, dans les expositions ou les couvertures de livres, est son dessin le plus saisissant de cette veine.
Une femme-Europe dénudée, dont l’épaule gauche est dévorée par un monstre, uniquement vêtue de bottes de cuir qui occupent respectivement le sud de la péninsule italienne et la Dalmatie, porte dans son ventre sanguinolent une petite Europe-enfant en Lombardie. Le poing d’un bras remontant l’Adriatique agresse ses parties génitales ouvertes dans la lagune vénitienne tandis qu’un sexe masculin monstrueux entre en érection contre son cou, le long de la côte aragonaise.
Les diagonales rouges et noires qui la traversent selon des trajets imprévisibles, ornées d’inscriptions ésotériques, ajoutent encore au pouvoir d’évocation mystérieux du dessin. L’image est aussi instantanément parlante que profondément opaque. Comme l’auteur le reconnaît dans un texte écrit en marge, il était préférable de ne pas le montrer, de peur de susciter des malentendus. Nous sommes en revanche immédiatement sensibles à la beauté des corps et à l’intensité dramatique de l’action, sans même chercher comprendre la subtilité des significations cachées.
C’est que notre culture artistique nous a habitué à apprécier la beauté formelle indépendamment du motif (depuis Manet) ou de la ressemblance avec la nature (depuis Cézanne ou Braque). En somme, c’est l’étrangeté de ces oeuvres qui nous les rend familiers. Pour le dire autrement, Opicino aurait été postmoderne par anticipation à l’aube de la modernité.