Télécharger le livret des études 2024/25
L’Ésac donne chaque année carte blanche à l’un·e de ses jeunes diplômé·es pour renouveler la forme de son livret des études. Pour guider les étudiant·es dans leurs rythmes quotidiens, celui de 2024/25 a été réalisé par le studio :metaloid – Louis Cauwelier et Margaux Deroite (diplômé·es d’un DNSEP en 2023). Emplois du temps, descriptifs des cours et références bibliographiques, modalités d’évaluation, fonctionnement des ateliers, mobilités internationales, ressources étudiantes… se déploient au fil de pages et d’images produites par les machines.
Avant-propos
Des images produites par les machines
Le studio de design graphique :metaloid (deux humains et trois machines) malaxe la matérialité numérique des images. Après une phase de prélèvement (visite de l’école début juillet 2024 par les humains et captation de détails du bâtiment par une machine de photogrammétrie), les images numérisées traversent plusieurs états. Elles sont dans ces pages précédentes parfois pixels, parfois instructions chiffrées, parfois instructions lettrées. Chaque état représente la traduction d’un langage vers un autre, comportant son lot d’altérations et de surprises. Les deux humains programment leurs machines à fabriquer des images. Les machines travaillent, calculent, obtiennent des succès ou des erreurs. Les humains choisissent ou non de les garder et de les faire fructifier. D’autres machines impriment ces images.
La cohabitation des humains et des machines
Nous, humains, vivons et travaillons avec d’autres humains. Nous vivons et travaillons aussi avec des machines, plus ou moins sophistiquées, plus ou moins récentes. Nous aimons nos machines … Elles nous aident, elles sont plus rapides que nous, elles ont plus de force.
Nos machines sont créées et fabriquées par certains humains, qui les imaginent afin de répondre à leurs besoins (gagner du temps, gagner plus d’argent) et à leur vision du monde. Elles sont ensuite vendues à d’autres humains, qui les utilisent à des fréquences variables : une fois par an ou vingt fois par jour. Les humains utilisateurs n’ont pas forcément les mêmes besoins que les humains industriels, ni les mêmes idéologies, mais ils font avec. Ils s’adaptent aux machines, ils apprennent à les utiliser avec rigueur et discipline, les cassent sans faire exprès ou les détournent (malgré eux ou avec un certain savoir-faire).
« Faire » ou « Faire faire »
Nous, humains, aimons ressentir des émotions : relationnelles, esthétiques, intellectuelles, sensorielles … Nous sommes à l’affût de ces sensations, de ces sentiments. Nos corps bougent, nous percevons le monde avec nos sens, notre enveloppe et notre mobilité, pas uniquement avec nos yeux et nos oreilles (la vue et l’ouïe : les sens de la distanciation sociale) [*]. Nous aimons faire. « Faire » nous rend vivants : nous marchons, nous cherchons, nous échouons, nous avons chaud, nous sommes bousculés. Lorsque nous déléguons une tâche à une machine, nous lui faisons faire quelque chose. « Faire faire » nous permet de produire davantage, de superviser*. Même si, là aussi, nous avançons en cherchant et en apprenant ; nous perdons en contrepartie : des gestes, des compétences, des savoirs, de la mémoire. Avons-nous le même plaisir à regarder l’action se dérouler plutôt qu’à l’accomplir ? Que deviennent notre corps et nos sensations lorsque nous ordonnons puis vérifions
La communication entre humains via les machines
Parfois, nos machines nous permettent de communiquer avec d’autres humains, d’échanger des mots (écrits ou parlés ou chantés) et des images. Nous partageons ainsi nos émotions, nos idées humaines à travers des messages … transmis par ces machines.
Les messages sont des représentations de nos émotions, déjà filtrées et transformées par notre système cognitif. Or, pour transférer ces informations grâce aux machines, nous les codifions davantage ; dans le but que celles-ci puissent les comprendre, les traiter et les transmettre. En effet, ces machines ont leur logique, parlent leur langage propre ; qui a été créé par un petit nombre d’humains. Nous, toutes et tous, nous adaptons à ces machines, à leur langage, à leur logique, à leurs interfaces. Nous atrophions la complexité de nos messages, donc de nos émotions. Petit à petit, nous intégrons ces contraintes et nous ne les voyons plus. Nous produisons des messages destinés à une grande diversité d’humains, mais compréhensibles par peu de machines. Ces messages se ressemblent de plus en plus.
Le design graphique est un design de messages. Cette standardisation des messages est difficilement supportable pour une école d’art où l’on enseigne précisément la singularité des points de vues et des écritures.
La fabrication des messages
La vie d’un message se compose de plusieurs étapes : imaginer → fabriquer → finaliser → choisir → diffuser.
L’utilisation massive des logiciels basés sur des algorithmes génératifs [**] délègue la fabrication des images et des messages aux machines. « […] ces intelligences artificielles ne s’intéressent pas aux tâches fastidieuses. Et elles se sont mises à nous défier dans des domaines que nous pensions jusqu’alors réservés à notre intelligence humaine inégalable […] non pas pour nous assister mais potentiellement pour nous remplacer. Les intelligences artificielles génératives démocratisent l’accès à certaines techniques artistiques. Tout le monde peut désormais dessiner, peindre, écrire des textes et créer de la musique aisément. »
Grâce à des prompts, des consignes textuelles, les humains décrivent l’image qu’ils imaginent à la machine. Puis celle-ci la met en forme. Certains humains s’amusent avec les consignes, défient la machine, jouent avec des ordres simplistes ou absurdes. Ils prennent du plaisir, ils obtiennent des résultats farfelus et improbables … ! D’autres travaillent sérieusement avec ces mêmes machines. Ils rédigent des prompts professionnels, en étant les plus synthétiques et aiguisés dans leurs références; ceci afin d’atteindre un résultat précis et très rapide. Aujourd’hui, cela nécessite une bonne culture visuelle, des bases solides en références artistiques et en histoire de l’art. Les humains designers éduquent les machines grâce à leurs références. Et comme les machines apprennent très vite … demain, ces connaissances seront moins utiles.
L’économie des messages
Les messages mis en forme sont commandés et achetés par des humains commanditaires, qui veulent des messages intelligents, drôles, émouvants, beaux … qui circuleront le plus possible et feront parler d’eux.
Le message « en cours » (de création) est une activité humaine, un temps individuel ou partagé, un plaisir, une découverte, une surprise, un apprentissage.
Le message « final » est un résultat, avec une valeur marchande, qui se vend pour promouvoir des actions ou des produits. Le réaliser plus rapidement grâce à la machine permet de gagner du temps et de l’argent. Pour l’humain designer (qui vend), mais surtout pour l’humain commanditaire (qui achète). Produit rapidement et à foison par les machines, le message « final » perd de sa valeur marchande.
Certains humains choisissent comme travail de créer des messages, de les vendre pour vivre. Ils étudient les techniques d’imagination, de fabrication et de diffusion de ces messages dans des écoles spécialisées. Ils deviennent designers graphiques.
Aujourd’hui, lorsque l’on fait métier de créer des messages, et que l’on ambitionne d’en vivre, peut-être ne s’agit-il plus de finaliser des messages, mais de prendre le temps de les élaborer et de penser les conditions de cette élaboration. Que ce temps et ce contexte de cheminement sont précisément ce qu’il y a de plus rare donc de plus précieux. Et qu’en conséquence ce temps doit devenir l’objet de la rémunération.
Les modèles économiques des métiers de l’image et du design traversent une mutation radicale. Les diplômes soutenus dans l’école en juin 2024 reflètent cette exploration professionnelle, à travers une prédominance du temps de l’élaboration et de la recherche, ainsi que d’une appétence pour les relations humains-humains, médiatisées ou non par des machines.
Cette année, l’école accueille sa première promotion du DNA mention Un monde réel. L’intitulé rassemble les axes pédagogiques concrets défendus par l’équipe depuis un certain temps, un rapport au monde impliqué et actif. Il insiste également sur les enjeux contemporains du design graphique. Il tient surtout compte de l’échelle et du contexte d’implantation de l’école : une petite structure énergique, en ruralité, dans une région transfrontalière ; où le contact au territoire est permanent, où chaque action artistique nouvelle est importante et utile. Où tout geste esthétique a du sens et trouve un écho direct.
Nous, humains, aimons l’action, la résistance et la générosité.
Sandra Chamaret, directrice
***
Lectures
▯ Patrick Cingolani, La colonisation du quotidien. Dans les laboratoires du capitalisme de plateforme, Éditions Amsterdam, 2021
▯ Collectif, Tèque 4 : Au-delà de l’idéologie de la Silicon Valley, édition Audimat, 2024
[*] Alain Damasio, Vallée du silicium, coll. Albertine | Seuil, 2024 Bruno Markov, Le dernier étage du monde, éditions Anne Carrière, 2023
[**] Etienne Mineur, “Design graphique et intelligence artificielle”, in Graphisme en France 2024, Cnap, 2024 ▯ Silicon Cambrai, Métanoïa I : Le fanzine du web éthique et Métanoïa II : L’invasion des trolls, programme de recherche Retour aux sources, École supérieure d’art et de communication – Cambrai, 2022 et 2023
***
Direction de la publication ▯ Sandra Chamaret
Coordination et relecture ▯ Mickaël Tkindt-Naumann
Design graphique ▯ :metaloid – Louis Cauwelier et Margaux Deroite Diplômé·es d’un DNSEP de l’Ésac en 2023
Impression et façonnage ▯ CCI Imprimerie, Marseille ▯ 500 exemplaires
Typographies ▯ Swansea par Roger White ▯ Zeit par Fenotype
Papiers ▯ Constellation Snow E/E06 Tela 280g / m2 ▯ Clairebook White 1.8 90g/m2