Cycle lectures des images • Alexandre Laumonier

Poursuivant nos incursions autours des systèmes d’écritures tabulaires, c’est par le prisme de l’anthropologie que Alexandre Laumonier propose ce rendez-vous mensuel autour des signes. Signe ce cycle autour l’ouvrage « Dialectique du Monstre », de Silvain Pierron, l’œuvre de Opcino de Canistris.

 

 
La dialectique du monstre

Compte-rendu de la conférence d’Alexandre Laumonier 14 décembre 2015,
par Angélina Verschueren

L’étrangeté, voilà qui est une chose fascinante à regarder. La fascination du bizarre
s’insuffle dans le chemin du regard lorsqu’on suit chaque tracé des cartes d’Opicino de Canistris. Il était prêtre et dessinateur caché, né en 1296 en Italie. C’est là que la chose fascinante se glisse : quand on découvre la grande autobiographie graphique qu’il a laissée, qui est des figures
anamorphosées, des écrits, des contours extrêmement précis, et des angoisses.
Opicino est curé d’une paroisse de Pavie. Il n’est jamais parvenu à être moine, et dans ses
voyages, il s’est retrouvé scribe à la Pénitencerie pontificale d’Avignon. À vingt-cinq ans, il apprend la théologie et se forme à l’enluminure de manuscrits. Dans sa jeunesse déjà il exprime
l’impression que sa conscience est oppressée, ce qui cependant s’atténue un temps à la suite
d’une rencontre avec le Pape. La maladie survient le 31 mars 1334. Opicino de Canistris traverse
un épisode psychotique durant des mois, et il perd la mémoire récente, lui qui semblait déjà atteint de troubles mentaux doublés d’une relation au père sûrement difficile. Il est bègue, tourmenté dans l’esprit et atteint physiquement ; à trente-neuf ans son bras droit devient presque inutilisable. C’est sa main qui « décide » des choses qu’il trace.

Ce qu’il encre sur le papier, ce sont ses conflits intérieurs, ses peurs et ses angoisses qui
se confrontent dans les traits et l’iconographie. Plus il a souffert de troubles mentaux, plus Opicino s’est mis à dessiner, comme en quête de leur expiation. Son oeuvre est cartographique, réalisée sur de très grandes planches d’environ un mètre, ce qui est une chose exceptionnelle pour l’époque. Chaque élément y est réglé au millimètre près, synonyme de tout un travail de
quadrillage et de préparation. Il fait une oeuvre remarquable de report de l’emplacement des villes et de contour des côtes, et rajoute sur les cartes des informations de manière incessante – certains textes ont parfois été ajoutés sur le papier des années après leur réalisation. Un certain côté répétitif de la forme point alors de tant de minutie savamment exécutée au compas et à la règle.
Mais ce que l’on voit surtout dans l’élégance de ses compositions, c’est leur caractère
insolite alors qu’il appose sur elles les troubles de son esprit, dans le dessin de figures étranges mêlées à la géographie des continents. Des monstres et des images violentes se glissent dans les tracés. Dans l’une de ses planches par exemple, l’Europe est anthropomorphisée. L’Espagne est
son visage, l’Italie sa botte et Venise son sexe. Et dans son ventre, un foetus est violé par un
doigt ; tandis qu’à côté un autre pays est un prêtre. Opicino de Canistris a ainsi dessiné toute une série de cartes anthropomorphes ayant rapport à la sexualité, évoquée crument, tout comme la
nudité. Les superpositions dans son oeuvre se déploient aussi parfois dans la géographie
directement, lorsqu’il superpose des cartes, comme dans une planche celle l’Europe et celle de la Lombardie, sa région de naissance. Le prêtre fait preuve alors d’une grande cohérence dans la
disposition des villes, même si de temps à autre des petites erreurs peuvent être aperçues dans la superposition des traits. Aussi, le monstre est une représentation qui apparaît souvent dans son travail, comme dans une certaine carte où un monstre-Atlantique tiré des mythes dévore la France. Encore, dans une autre carte de l’Europe, l’on aperçoit un amas d’informations et de traits, le nom de villes comme Jérusalem et des pays comme l’Italie, qui se joignent à l’iconographie religieuse.
Elle apparaît sous la forme de deux Christ sur une croix : celui dont la tête est droite est encore vivant ; l’autre est mort, tête penchée. Leurs pieds sont représentés autour du rond central de la planche. L’image des pieds est présente dans toutes les planches d’Opicino, car elle correspond probablement à la fin de l’Église. À une période en effet, il en a eu honte, de cette Église riche et opulente, en contradiction avec un discours de pieuse souffrance, et lui s’est alors rapproché des franciscains spirituels. En parallèle il transcrit une vision aussi pessimiste de l’Europe, pour lui corrompue, ayant existé sans jamais exister et qui se fait agresser par des monstres venant de la Méditerranée.
Ses manuscrits n’ont probablement jamais été ouverts avant le XXe siècle. De ses travaux
cartographiques transparaît une grande diversité, de textes, de formes et d’images mêlés. Leur
place dans l’art médiéval est cependant difficile à cerner, même si l’on y reconnaît l’art italien du XIVe siècle : car le traitement qu’il fait des pratiques graphiques de son temps est absolument
inhabituel, notamment dans la superposition des textes et des éléments figuratifs, usuellement
traités séparément. Opicino glisse un autoportrait dans presque toutes ses planches. Il les a
pourtant toujours gardées cachées, le seul à les avoir peut-être aperçues est l’étudiant qui vivait chez lui. Au fur et à mesure des années et jusqu’à sa mort en 1353, il a augmenté son oeuvre
autobiographique en la gardant pour lui seul, ou peut-être que, pris dans un désir de dialogue avec lui, l’au-delà en est-il l’unique destinataire.

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